LE DIRECTEUR.
Ô vous dont le secours me * souvent utile,
Donnez-moi vos conseils pour un cas difficile.
De ma vaste entreprise, ami, que pensez-vous ?
Je veux quici le peuple abonde autour de nous,
Et de le satisfaire il faut que lon se pique,
Car de notre existence il est la source unique.
Mais, grâce à Dieu, ce jour a comblé notre espoir,
Et le voici là-bas, rassemblé pour nous voir,
Qui prépare à nos vux un triomphe facile,
Et garnit tous les bancs de sa masse immobile.
Tant davides regards fixés sur le rideau
Ont, pour notre début, compté sur du nouveau ;
Leur en trouver est donc ma grande inquiétude :
Je sais que du sublime ils nont point lhabitude ;
Mais ils ont lu beaucoup : il leur faut à présent
Quelque chose à la fois de fort et damusant.
Ah ! mon spectacle, à moi, cest dobserver la foule,
Quand le long des poteaux elle se presse et roule,
Quavec cris et tumulte elle vient au grand jour
De nos bureaux étroits assiéger le pourtour ;
Et que notre caissier, tout fier de sa recette,
A lair dun boulanger dans un jour de disette
Mais qui peut opérer un miracle si doux ?
Un poëte, mon cher !
et je lattends de vous.
LE POËTE.
Ne me retracez point cette foule insensée,
Dont laspect mépouvante et glace ma pensée,
Ce tourbillon vulgaire, et rongé par lennui,
Qui dans son monde oisif nous entraîne avec lui ;
Tous ses honneurs nont rien qui puisse me séduire :
Cest loin de son séjour quil faudrait me conduire,
En des lieux où le ciel moffre ses champs dazur,
Où, pour mon cur charmé, fleurisse un bonheur pur,
Où lamour, lamitié, par un souffle céleste,
De mes illusions raniment quelque reste
Ah ! cest là quà ce cur prompt à se consoler
Quelque chose de grand pourrait se révéler ;
Car les chants arrachés à lâme trop brûlante,
Les accents bégayés par la bouche tremblante,
Tantôt frappés de mort et tantôt couronnés,
Au gouffre de loubli sont toujours destinés :
Des accords moins brillants, fruits dune longue veille,
De la postérité charmeraient mieux loreille ;
Ce qui saccroît trop vite est bien près de finir :
Mais un laurier tardif grandit dans lavenir.
LE BOUFFON.
Oh ! la postérité ! cest un mot bien sublime !
Mais le siècle présent a droit à quelque estime ;
Et, si pour lavenir je travaillais aussi,
Il faudrait plaindre enfin les gens de ce temps-ci :
Ils montrent seulement cette honnête exigence
De vouloir samuser avant leur descendance
Moi, je fais de mon mieux à les mettre en gaîté ;
Plus le cercle est nombreux, plus jen suis écouté !
Pour vous qui pouvez tendre à dillustres suffrages,
À votre siècle aussi consacrez vos ouvrages :
Ayez le sentiment, la passion, le feu !
Cest tout
Et la folie ! il en faut bien un peu.
LE DIRECTEUR.
Surtout de nos décors déployez la richesse ;
Quun tableau varié dans le cadre se presse,
Offrez un univers aux spectateurs surpris
Pourquoi vient-on ? pour voir : on veut voir à tout prix.
Sachez donc par lEFFET conquérir leur estime,
Et vous serez pour eux un poëte sublime.
Sur la masse, mon cher, la masse doit agir :
Daprès son goût, chacun voulant toujours choisir,
Trouve ce quil lui faut où la matière abonde,
Et qui donne beaucoup donne pour tout le monde.
Que votre ouvrage aussi se divise aisément ;
Un plan trop régulier noffre nul agrément ;
Le public prise peu de pareils tours dadresse,
Et vous mettrait bien vite en pièces votre pièce.
LE POËTE.
Quels que soient du public la menace ou laccueil,
Un semblable métier répugne à mon orgueil ;
À ce que je puis voir, lennuyeux barbouillage
De nos auteurs du jour obtient votre suffrage.
LE DIRECTEUR.
Je ne repousse pas de pareils arguments :
Qui veut bien travailler choisit ses instruments.
Pour vous, examinez ce qui vous reste à faire,
Et voyez quels sont ceux à qui vous voulez plaire.
Tout maussade dennui, chez nous lun vient dentrer ;
Lautre sort dun repas quil lui faut digérer ;
Plusieurs, et le dégoût chez eux est encore pire,
Amateurs de journaux, achèvent de les lire :
Ainsi quau bal masqué, lon entre avec fracas,
La curiosité de tous hâte les pas :
Les hommes viennent voir ; les femmes, au contraire,
Dun spectacle gratis régalent le parterre.
Quallez-vous cependant rêver sur lHélicon ?
Pour plaire à ces gens-là, faut-il tant de façon ?
Osez fixer les yeux sur ces juges terribles !
Les uns sont hébétés, les autres insensibles ;
En sortant, lun au jeu compte passer la nuit ;
Un autre chez sa belle ira coucher sans bruit.
Maintenant, pauvre fou, si cela vous amuse,
Prostituez-leur donc lhonneur de votre muse !
Non !
mais, je le répète, et croyez mes discours,
Donnez-leur du nouveau, donnez-leur-en toujours ;
Agitez ces esprits quon ne peut satisfaire..,
Mais quest-ce qui vous prend ? est-ce extase, colère ?
LE POËTE.
Cherche un autre valet ! tu méconnais en vain
Le devoir du poëte et son emploi divin !
Comment les curs à lui viennent-ils se soumettre ?
Comment des éléments dispose-t-il en maître ?
Nest-ce point par laccord, dont le charme vainqueur
Reconstruit lunivers dans le fond de son cur ?
Tandis que la nature à ses fuseaux démêle
Tous les fils animés de sa trame éternelle ;
Quand les êtres divers, en tumulte pressés,
Poursuivent tristement les siècles commencés ;
Qui sait assujettir la matière au génie ?
Soumettre laction aux lois de lharmonie ?
Dans lordre universel, qui sait faire rentrer
Lêtre qui se révolte ou qui peut ségarer ?
Qui sait, par des accents plus ardents ou plus sages,
Des passions du monde émouvoir les orages,
Ou dans des curs flétris par les coups du destin,
Dun jour moins agité ramener le matin ?
Qui, le long du sentier foulé par une amante,
Vient semer du printemps la parure éclatante ?
Qui peut récompenser les arts, et monnoyer
Les faveurs de la gloire en feuilles de laurier ?
Qui protége les dieux ? qui soutient lempyrée ?
La puissance de lhomme en nous seuls déclarée.
LE BOUFFON.
Cest bien, je fais grand cas du génie et de lart :
Usez-en, mais laissez quelque chose au hasard ;
Cest lamour, cest la vie
On se voit, on senchaîne,
Qui sait comment ? La pente est douce et vous entraîne ;
Puis, sitôt quau bonheur on sest cru destiné,
Le chagrin vient : voilà le roman terminé !
Tenez, cest justement ce quil vous faudra peindre :
Dans lexistence, ami, lancez-vous sans rien craindre ;
Tout le monde y prend part, et fait, sans le savoir,
Des choses que vous seul pourrez comprendre et voir !
Mettez un peu de vrai parmi beaucoup dimages,
Dun seul rayon de jour colorez vos nuages ;
Alors, vous êtes sûr davoir tout surmonté ;
Alors, votre auditoire est ému, transporté !
Il leur faut une glace et non une peinture.
Quils viennent tous les soirs y mirer leur figure !
Noubliez pas lamour, cest par là seulement
Quon soutient la recette et lapplaudissement.
Allumez un foyer durable, où la jeunesse
Vienne puiser des feux et les nourrir sans cesse :
À lhomme fait ceci ne pourrait convenir,
Mais comptez sur celui qui veut le devenir.
LE POËTE.
Eh bien, rends-moi ces temps de mon adolescence
Où je nétais moi-même encore quen espérance ;
Cet âge si fécond en chants mélodieux,
Tant quun monde pervers neffraya point mes yeux ;
Tant que, loin des honneurs, mon cur ne * avide
Que des fleurs, doux trésors dune vallée humide !
Dans mon songe doré, je men allais chantant :
Je ne possédais rien, jétais heureux pourtant !
Rends-moi donc ces désirs qui fatiguaient ma vie,
Ces chagrins déchirants, mais quà présent jenvie,
Ma jeunesse !
En un mot, sache en moi ranimer
La force de haïr et le pouvoir daimer !
LE BOUFFON.
Cette jeunesse ardente, à ton âme si chère,
Pourrait, dans un combat, têtre fort nécessaire,
Ou bien, si la beauté taccordait un souris,
Si de la course encor tu disputais le prix,
Si dune heureuse nuit tu recherchais livresse
Mais toucher une lyre avec grâce et paresse,
Au but quon te désigne arriver en chantant,
Vieillard, cest là de toi tout ce que lon attend.
LE DIRECTEUR.
Allons ! des actions !
les mots sont inutiles ;
Gardez pour dautres temps vos compliments futiles :
Quand vous ne faites rien, à quoi bon, sil vous plaît,
Nous dire seulement ce qui doit être fait ?
Usez donc de votre art, si vous êtes poëte :
La foule veut du neuf, quelle soit satisfaite !
À contenter ses goûts il faut nous attacher ;
Qui tient loccasion ne doit point la lâcher.
Mais, à notre public tout en cherchant à plaire,
Cest en osant beaucoup quil faut le satisfaire ;
Ainsi, ne mépargnez machines ni décors,
À tous mes magasins ravissez leurs trésors,
Semez à pleines mains la lune, les étoiles,
Les arbres, lOcéan, et les rochers de toiles ;
Peuplez-moi tout cela de bêtes et doiseaux ;
De la Création déroulez les tableaux,
Et passez, au travers de la nature entière,
Et de lenfer au ciel, et du ciel à la terre.
Categoria: G
Cuvinte cheie:
Adaugat in: Nov 5, 2012
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